Et si le bonheur des crétins se réduisait à la simplissime pyramide des besoins humains définie par Abraham Maslow en 1943 ? Bonheur = boire + bouffer + baiser… Le Club Meuh pour tous… Etre jeune, beau et bander dur… Au-delà de cette caricature, qu’est-ce qui vous rend heureux ? L’amour à la plage ? Un cornet deux boules chocolat-vanille ? Ce sont là des sources de plaisir, mais le bonheur, n’est-ce pas un peu plus profond ? En fait, comment savoir si vous n’êtes pas déjà heureux ?
Pour cela, refaisons ensemble la généalogie de cette idée simple que l’on appelle le bonheur.
Les premiers philosophes grecs, en bons paysans pratiques, répondirent que le bonheur était dans le plaisir. Ainsi pour Aristippe de Cyrène (né vers 430 avant J.C., élève de Socrate) seule la recherche du plaisir mène au bonheur. Il faut cependant qu’elle demeure tempérée par la maîtrise de soi, c’est-à-dire le refus de l’hybris, cette démesure que les Grecs considéraient déjà comme l’origine de tous les maux humains.
C’est le début philosophique de l’hédonisme. Avec Platon, les philosophes ont commencé à jargonner : seul le juste est heureux et le bonheur est dans la contemplation de l’Idée du Bien illuminé par la splendeur du Beau. Le bonheur est esthétique, mais donne des hémorroïdes.
Pour Epicure, à la même époque, il s’agit d’atteindre l’ataraxie, un mot pour désigner l’apaisement du désir. Il ne faut pas confondre l’épicurisme avec l’hédonisme d’Aristippe de Cyrène, car l’épicurisme est un ascétisme. on reste dans la première couche de la pyramide de Maslow sans jamais chercher plus haut. Dans la satisfaction de ses besoins naturels et nécessaires. La poursuite du plaisir est surtout une recherche du bonheur selon l’intelligence et la raison, qui jugent les plaisirs et qui cherchent à éviter la douleur.
Pour le Stoïcisme le bonheur consiste dans l’harmonie avec le monde et dans l’harmonie avec soi, toujours par la quête de l’ataraxie. Selon Marc-Aurèle par exemple, la conduite raisonnable consiste à obéir à l’ordre universel, c’est à dire à vivre avec les dieux : « Ne cesseras-tu pas d’attacher encore du prix à bien d’autres choses ? Tu ne seras donc jamais libre, jamais capable de te suffire, jamais sans passion (…) Mais le respect et l’estime pour ta propre pensée feront de toi un homme satisfait de soi-même, en harmonie avec la communauté humaine et en accord avec les dieux, c’est-à-dire approuvant entièrement les parts et les postes qu’ils ont distribués. » Pensées, 1,VI, § 16. Il faut quand même dire que le gars qui écrivait ça n’était pas malheureux : il était tout de même empereur de Rome, humain fait dieu. Fastoche !
Côté religions, pour le chrétien, le bonheur est dans la quête de Dieu (le Bien) et dans « l’imitation de Jésus-Christ », vaste programme d’ascétisme commencé avec Saint Augustin et devenu plus tard un titre à succès. « Comment est-ce donc que je te cherche, Seigneur ? Puisqu’en te cherchant, mon Dieu, je cherche la vie heureuse, fais que je te cherche pour que vive mon âme, car mon corps vit de mon âme et mon âme vit de toi » (S. Augustin, conf. 10, 29).
Quête qui doit se réaliser dans les promesses faites par Jésus : « Bienheureux les pauvres, car le Royaume des cieux est à eux. Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre. Bienheureux les affligés, car ils seront consolés. Bienheureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés. Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume de Dieu est à eux. Bienheureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux »(Mt 5, 3-10).
Le bonheur suppose alors une espérance en béton. Tout simplement parce qu’il n’est pas (n’est plus) de ce monde !
Et quid du bonheur vu par le bouddhisme ? Le bouddhisme n’est pas une philosophie du bonheur, bien que M. Dalaï-Lama soit toujours souriant devant les caméras de télévision. Le bouddhisme affirme que tout est souffrance. Ceci dit le Bouddha n’a jamais vraiment tranché pour savoir qui ou quoi souffrait puisque la doctrine est celle de la non-âme (anatman).
Le premier qui a eu une vue contemporaine et apaisée du bonheur, c’est semble-t-il Baruch Spinoza. Il était fabricant de lentilles de verre et façonna une paire de lunettes avec des verres de couleur rose et il vit de suite le monde différemment. « Comme la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande. » D’où il suit, « premièrement, que le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être propre, et que la vertu doit être désirée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être désirée. » Ethique, livre IV, scolie de la proposition XVIII.
Dit autrement par Woody Allen, ça donne : « Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux ! ». Le comique ne dit rien d’autre que cette séparation du bonheur dans laquelle nous sommes du fait même de l’espérance qui nous anime à – enfin !- être heureux. La sagesse serait de vivre, contre tout espoir, au lieu de seulement espérer vivre.
Réfléchissez quelques instants en répondant à ces trois questions : est-ce que votre satisfaction à vivre dépend de l’accumulation sur un compte en banque de chiffres abstraits ? Est-ce que votre existence ne peut être pleine que si vous disposez d’influence sur les autres, votre entourage immédiat (votre petite sœur ou des collaborateurs) ? Est-ce que votre raison de vivre passe par une reconnaissance sociale, pas même de ce que vous êtes, mais seulement de ce que vous faites ? En réalité si vous avez répondu oui à une de ces questions, vous êtes foutu : car vous faites dépendre votre satisfaction existentielle des autres. Qu’il passe par l’argent, le pouvoir ou la notoriété, le bonheur ne sera jamais votre bonheur.
Ah ! J’oubliais… Dans cette perspective, les sentiments de bonheur et de liberté sont concomitants : plus vous vous sentirez libres, plus vous serez heureux.
« Libre » signifiant indépendant des autres, autonome dans vos choix de vie, indifférent au qu’en-dira-t-on : tout l’inverse de la quête de pouvoir ou de l’aspiration effrénée à la médiatisation. Le bonheur n’est pas à Star Ac’, ni dans un ticket du Millionnaire, ni derrière un bureau de ministre. Chacun trouvera le bonheur en lui-même : dans des joies simples, un sourire, un geste juste, l’émerveillement face à un monument, dans la vibration d’une rencontre avec un autre être, dans la contemplation d’un paysage de désert, dans une musique comme une offrande de remerciement.
Le bonheur commence par l’étonnement d’être là, toujours vivant.