A n’en pas douter, la pensée philosophique est née comme réflexion sur le début, sur l’arkhè – ainsi que nous l’enseignent les présocratiques -, mais cette réflexion a également été inspirée par la constatation que les choses, outre un début, ont aussi une fin. Par ailleurs, l’exemple type du syllogisme, autrement dit du raisonnement incontestable, est « tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Que Socrate soit mortel, c’est là le résultat d’une inférence, mais que les hommes le soient, c’est une prémisse indiscutable. Quantité de vérités indiscutables (le soleil tourne autour de la terre, il y a une génération spontanée, la pierre philosophale existe) ont, au cours de l’Histoire, été révoquées en doute. Mais que les hommes soient mortels, jamais. Tout au plus croit-on qu’il y en a eu Un qui est ressuscité : mais pour pouvoir ressusciter, il a dû mourir.
Voilà pourquoi le philosophe accepte la mort comme horizon normal, et il n’est pas nécessaire d’attendre Heidegger pour affirmer que celui qui pense vit pour la mort. Par « celui qui pense », j’entends qui pense philosophiquement; je connais en effet plein de gens, même cultivés, qui, lorsqu’on nomme la mort (et pas forcément la leur), conjurent le mauvais sort. Le philosophe non. Il sait qu’il doit mourir et il vit sa vie de labeur dans cette attente. Qui croit à une vie surnaturelle attend la mort avec sérénité, et c’est avec tout autant de sérénité que l’attend celui qui estime, à l’instar d’Epicure, que lorsque la mort survient, nous ne devrions pas nous en soucier car, en cet instant, nous ne serons plus là. Certes, chacun (y compris le philosophe) désire arriver à cette fatale issue sans souffrir, car la douleur répugne à la nature animale. Certains voudraient l’atteindre sans le savoir, d’autres préféreraient une longue et consciente marche vers l’heure finale, d’autres encore choisissent d’en décider la date. Mais ce sont là des détails psychologiques. Le problème central est l’inéluctabilité de la mort et l’attitude philosophique consiste à s’y préparer.
Les modalités de préparation sont multiples. Moi j’en privilégie une, et je me permets de m’autociter en rapportant ici un bref texte que j’avais écrit il y a quelques années ; un texte badin en apparence mais en réalité très sérieux :
Je ne suis pas sûr de me montrer d’une grande originalité en affirmant que l’un des problèmes majeurs de l’Homme consiste à affronter la mort. Si la question est difficile pour les mécréants (comment faire face au Néant qui les attend ?), les statistiques prouvent qu’elle embarrasse également beaucoup de croyants. Leur certitude d’une vie après la mort ne les empêche pas de trouver que la vie avant la mort est bien agréable et qu’il est détestable de l’abandonner. Aussi désirent-ils de toute leur âme rejoindre le choeur des anges. Mais le plus tard possible.
Que signifie « être-pour-la-mort », telle est l’évidente question soulevée ici. La poser, c’est reconnaître tout bonnement que les hommes sont mortels. Facile à dire, tant qu’il s’agit de Socrate mais, dès que cela nous concerne, c’est une autre paire de manches. Le moment le plus difficile sera celui où nous saurons que, pour un instant encore, nous sommes là et que l’instant d’après nous n’y serons plus.
Récemment, un disciple soucieux (un certain Criton) m a demandé : « Maître, comment bien se préparer à la mort? » « Une seule solution, être convaincu que tous les gens sont des couillons », ai-je répondu. Devant la stupeur de Criton, je me suis expliqué. « Vois-tu, comment peux-tu marcher à la mort, même en étant croyant, si tu songes que, au moment où toi tu passes de vie à trépas, de beaux et désirables jeunes gens des deux sexes dansent en boîte et s’amusent follement, des scientifiques éclairés percent les derniers mystères du cosmos, des politiciens incorruptibles s’emploient à créer une société meilleure, des journaux et des télévisions ont pour seul but de donner des informations dignes d’intérêt, des directeurs d’entre-prises responsables s’ingénient à ne pas polluer l’environnement et à nous redonner une nature faite de ruisseaux potables, de montagnes boisées, de cieux purs et sereins protégés par un ozone providentiel, de nuages moelleux distillant les douces pluies d’antan? Si tu te dis que toutes ces choses merveilleuses se produisent tandis que toi tu t’en vas, cela te serait proprement insupportable, n’est-ce pas?
Mais essaie un instant de penser que, à l’instant où tu sens que tu vas quitter cette vallée, tu as la certitude inébranlable que le monde (cinq milliards d’êtres humains) est rempli de couillons, que ceux qui dansent en boîte sont des couillons, des couillons les scientifiques qui croient avoir résolu les mystères du cosmos, des couillons les politiciens qui proposent une panacée pour tous nos maux, des couillons les pisseurs de copie qui rem-plissent nos journaux d’ineptes et vains potins, des couillons les industriels suicidaires qui détruisent la planète. En cet heureux moment, ne serais-tu pas heureux, soulagé, satisfait d’abandonner cette vallée de couillons? »
Criton m’a alors demandé : « Maître, quand dois-je me mettre à penser ainsi ? » « Pas trop tôt, lui ai-je répondu, car penser à vingt ou trente ans que tous les gens sont des couillons, c’est être un couillon qui n’accédera jamais à la sagesse. Il faut commencer par se dire que les autres sont meilleurs que nous, puis évoluer peu à peu, douter légèrement vers la quarantaine, réviser son jugement entre cinquante et soixante ans, et atteindre à cette certitude alors qu’on va sur ses cent ans, et que, tous les comptes apurés, on est prêt à partir, dès réception de la convocation ultime.
Seulement voilà : acquérir la certitude que les cinq milliards d’individus autour de nous sont des couillons, est le fruit d’un art subtil et avisé, qui n’est pas à la portée du premier Cébès venu, avec son anneau à l’oreille (ou dans le nez). Cela requiert du talent et de la sueur. Il ne faut pas brusquer les choses. Il faut y arriver doucement, juste à temps pour mourir en toute sérénité. La veille encore, on doit penser qu’il existe un être, aimé et admiré de nous, qui n’est pas un couillon. La sagesse sera de reconnaître au bon moment – pas avant – que lui aussi est un couillon. Alors, seulement, on pourra mourir.
Donc, le grand art consiste à étudier petit à petit la pensée universelle, à scruter l’évolution des moeurs, à analyser jour après jour les médias, les affirmations d’artistes sûrs d’eux, les apophtegmes de politiciens en roue libre, les démonstrations de critiques apocalyptiques, les aphorismes de héros charismatiques, en étudiant leurs théories, propositions, appels, images, apparitions. Alors seulement, à la fin, tu auras cette bouleversante révélation : ce sont tous des couillons. Et tu seras prêt à rencontrer la mort.
Jusqu’au bout, il te faudra résister à cette insoutenable révélation, tu devras t’obstiner à penser qu’on profère des choses sensées, que tel livre est meilleur que les autres, que tel guide du peuple veut vraiment le bien commun. C’est le propre de notre espèce, c’est naturel, c’est humain de refuser de croire que les autres sont indistinctement des couillons. Sinon, en quoi la vie vaudrait-elle la peine d’être vécue ? Mais, à la fin, quand tu sauras, alors tu auras compris en quoi cela vaut la peine – en quoi c’est splendide même – de mourir. »
Criton m’a regardé et m’a dit : « Maître, je ne voudrais pas prendre de décisions hâtives, mais je vous soupçonne d’être un couillon. » « Tu vois, ai-je répondu, tu es déjà sur la bonne voie.»
Ce texte avait le ton de la plaisanterie, mais il voulait exprimer une vérité profonde, à savoir que la préparation à la mort consiste essentiellement à se convaincre petit à petit que Vanitas vanitatum, dixit l’Ecclesiaste. Vanitas vanitatum et omnia vanitas (ou, pour prendre la traduction française de Chouraqui, « Fumée de fumée, dit Qohèlèt : fumée de fumée, tout est fumée »).
Pourtant (et j’en viens ici à la première partie de mon argumentation), malgré tout cela, même le philosophe reconnaît un douloureux inconvénient à la mort. La beauté de grandir, et de mûrir, consiste à s’apercevoir que la vie est une merveilleuse accumulation de savoir. Si vous n’êtes pas un imbécile ou un amnésique chronique, au fur et à mesure que vous grandissez, vous apprenez. C’est ce qu’on appelle l’expérience, au nom de laquelle, jadis, les anciens étaient tenus pour les plus sages de la tribu, avec le devoir de transmettre leurs connaissances à leurs enfants et petits-enfants. C’est une sensation extraordinaire de s’apercevoir que, chaque jour, on apprend quelque chose de plus, que nos erreurs passées nous ont rendus plus avisés, que notre esprit (alors même, parfois, que notre corps s’affaiblit) est une bibliothèque qui s’enrichit chaque jour d’un nouveau volume. Je fais partie de ceux qui ne regrettent pas leur jeunesse (je l’ai vécue avec bonheur, mais je ne voudrais pas recommencer depuis le début), car je me sens plus riche aujourd’hui qu’autrefois. Or, songer que, à ma mort, toute cette expérience sera perdue, est pour moi une source de souffrance et de crainte. Même si je me dis que mes descendants en sauront un jour autant que moi, si ce n’est plus, cela ne me console pas. Quel gâchis, des dizaines d’années passées à construire une expérience, et puis tout perdre. C’est comme brûler la bibliothèque d’Alexandrie, détruire le Louvre, laisser s’enfoncer dans la mer la très belle, très riche et très savante Atlantide. Je ne suis pas le premier à me lamenter de ce gâchis : mais où sont les neige d’antan ?
Cette tristesse, nous y remédions par le travail. Par exemple en écrivant, en peignant, en construisant des villes.. On meurt mais une grande partie de ce qu’on a accumulé ne sera pas perdu, on laisse un manuscrit dans une bouteille. Raphaël est mort mais la façon dont il peignait est encore à notre disposition, et c’est parce qu’il a vécu que Manet ou Picacsso ont pu peindre à leur manière. Je ne voudrais pas que cette consolation prenne une connotation aristocratique ou raciste, comme si l’unique façon de vaincre la mort n’était à la disposition que des écrivains, des penseurs, des artistes. La créature la plus humble peut faire de son mieux pour léguer son expérience à ses enfants, parfois par la seule transmission orale, ou par la force de son seul exemple. Nous parlons tous, nous nous racontons, parfois nous importunons les autres en leur imposant le souvenir de nos expériences, justement pour qu’elles ne soient pas perdues.
Et pourtant, j’aurai beau transmettre en me racontant et en racontant (y compris en écrivant ces quelques pages), même si j’étais Platon, Montaigne ou Einstein, j’aurai beau écrire ou dire, jamais je n’offrirai la totalité de mon expérience vécue – par exemple la sensation éprouvée devant un visage aimé, ou la révélation face à un coucher de soleil, et Kant lui-même ne nous a pas transmis tout ce qu’il a compris en contemplant le ciel étoilé au-dessus de sa tête.
Tel est donc le véritable inconvénient de la mort, et le philosophe en conçoit lui aussi de la tristesse. Si bien que chacun d’entre nous essaie de consacrer sa vie à reconstruire l’expérience que les autres ont gaspillée en mourant. Je crois que cela a à voir avec la courbe générale de l’entropie. Tant pis, c’est ainsi que vont les choses, et nous n’y pouvons rien. Même le philosophe doit admettre qu’il y a, dans la mort, quelque chose qui dérange.
Comment remédier à cet inconvénient ? Par la conquête de l’immortalité, dit-on. Il ne m’appartient pas de discuter pour savoir si l’immortalité est une utopie ou une possibilité, fût-elle lointaine, si on peut l’atteindre, ou s’il est possible de dépasser les cent cinquante ans de vie, si la vieillesse n’est en somme qu’une maladie qu’on peut prévenir et guérir. Cela regarde les scientifiques. En ce qui me concerne, je me limiterai à donner pour possible une vie très longue ou infinie, car c’est la seule façon pour moi de pouvoir réfléchir sur les avantages de la mort. Si je devais, si je pouvais, choisir, et si j’étais sûr de ne pas passer mes dernières années affligé de troubles séniles de la chair ou de l’esprit, je dirais que je préférerais vivre cent voire cent vingt ans plutôt que soixante-quinze (en cela, les philosophes sont comme tout le monde). Mais c’est précisément en m’imaginant centenaire que je commence à entrevoir les inconvénients de l’immortalité.
La première question est de savoir si, cet âge avancé, je l’atteindrai tout seul (unique privilégié), ou si cette possibilité sera offerte aux autres. Si elle n’était accordée qu’à moi, je ver-rais disparaître, peu à peu, toutes les personnes qui me sont chères, mes propres enfants et mes propres petits-enfants. Si ces petits-enfants me transmettaient quelque chose de leurs enfants et de leurs petits-enfants, je pourrais m’attacher à eux, et me consoler avec eux de la disparition de leurs pères. Mais le fardeau de douleur et de nostalgie que je traînerais derrière moi durant cette longue vieillesse serait insoutenable, sans parler du remords d’avoir survécu. Et puis, si la sagesse consistait à être de plus en plus certain de vivre dans un monde d’abrutis, ainsi que je l’avais écrit, comment supporter ma survivance d’homme sage dans un univers de déments ? Et si je m’apercevais que j’étais le seul à conserver la mémoire en un monde d’oublieux ayant régressé à des phases préhistoriques, comment supporter ma solitude intellectuelle et morale ? Et il y aurait pire encore, si, comme c’est probable, la croissance de mon expérience personnelle était plus lente que le développement des expériences collectives : il me faudrait vivre avec une modeste sagesse démodée dans une communauté de jeunes me surpassant en souplesse intellectuelle.
Mais le pire du pire serait si l’immortalité ou la longue vie étaient concédées à tous. D’abord, je vivrais dans un monde d’ultra-centenaires (ou de millénaires) qui prennent l’espace vital des nouvelles générations, et je me trouverais plongé dans une atroce struggle for life, où mes descendants souhaiteraient me voir mourir enfin. Certes, il serait possible de coloniser les planètes, mais alors, soit ce serait moi qui devrais émigrer, avec mes contemporains, pionnier dans la Galaxie, tourmenté par une incurable nostalgie de la Terre, soit ce seraient les jeunes qui partiraient, laissant la Terre aux immortels, et je me retrouverais prisonnier sur une planète vieillie, marmonnant mes souvenirs à d’autres vieillards devenus insupportables à cause de cet incessant rabâchage irrépressible du déjà-dit. Allez savoir si je ne trouverais pas assommantes toutes ces choses qui, durant mes cent premières années, avaient été source d’étonnement, d’émerveillement, de joie de la découverte. Eprouverais-je encore du plaisir à relire pour la millième fois l’Iliade ou à écouter sans arrêt le Clavecin bien tempéré ? Réussirais-je encore à supporter une aube, une rose, un pré fleuri, la saveur du miel ? Perdrix, perdrix, toujours perdrix…
Je commence à soupçonner que la tristesse qui m’envahit à la pensée que, en mourant, je perdrais mon trésor d’expérience, ressemble à celle qui me saisit à la pensée que, en survivant, je finirais par me lasser de cette expérience oppressante, fanée, et peut-être moisie. Peut-être vaut-il mieux, pour les années qui me seront données encore, continuer à laisser des messages dans une bouteille pour ceux qui viendront, et attendre celle que François d’Assise appelait sa Soeur la Mort.
* Paru dans une autre version comme conclusion à La Mort et l’Immortalité, sous la direction de Jean-Philippe de Tonnac et Frédéric Lenoir, Paris, Bayard, 2004.