A l’heure de la pandémie de COVID, tandis que les politiques et les médias nous parlent à l’unisson de la nécessité et du manque de cinéma, de films et de spectateurs dans les salles, voici un extrait du roman Les Coups de Jean Meckert dont André Gide écrivait : « toute sincérité de l’expression comporte quelque peu d’héroïsme ». Pour situer l’extrait : Félix, le narrateur, est ouvrier. Paulette est dactylo. Ils vivent en couple depuis peu. Le dimanche après-midi, il vont au cinéma. L’histoire se déroule juste avant la seconde guerre mondiale, en France.
« – Qui c’est qui paye le ciné à sa petite femme ? c’est son gros loulou !
On se préparait. Un coup de peigne, pas besoin de chapeau, c’était le quartier. Le paquet de cigarettes pour la fumée personnelle, aussi. On allait y prendre notre ration d’images, comme tout le monde, autour de la sonnette qui tremblotait au coin de la rue, dans les illuminations et les affiches en couleur. Oubli ou culture ? Remplissage ou vidage des méninges ? On savait pas trop. Le mieux était de ne pas se poser de questions, c’était mauvais pour nous, les questions. On allait au ciné s’abrutir, comme dit l’autre, et on aimait bien ça. S’abrutir, se faire malaxer des grands coups, tout ce qu’on veut, ça donner toujours une raison à la vie. Et merde !
– Deux à quatre francs .
On entrait déjà avec des habitudes, nos places à nous, vieux de fins de journée. Il y avait beaucoup de couples et mêmes les moutards aussi qu’il fallait bien caser quelque part. On avait toujours un petit quelqu’un à qui faire signe et puis on attendait.
– T’es bien mon chou ? Tu vas bien voir ? Le gros type, là, il ne va pas te gêner ?
Le patron nous passait des disques au pick-up. Il soignait sa clientèle, le petit patron à moustache de traître qui venait fouiner des fois du côté du contrôle, et cubait sa salle au coup d’oeil comme un grand capitaine de vaisseau, les mains derrière le dos. Consortium ou pas, gérant ou propriétaire, il avait du goût pour choisir ses ouvreuses, des gentilles mômes avec des gentils derrières et des poitrines à hauteur convenable. Chacun fumait pour soi, pour ne pas sentir la fumée aux autres. C’était la chasse aux volutes, chaque nouvelle fois un record d’épaisseur battu, qu’il fallait même attendre un peu pendant les actualités pour voir quand même quelque chose. Il aurait suffi de ne pas fumer, bien sûr, ça manquait d’une grande gueule pas fumeuse dans ce ciné pour prendre la superbe décision. On était assis confortablement dans les petits fauteuils rouges. Ce qui gênait c’était plutôt la chaleur, l’obscure et forte, l’exténuante, qui foutait la sueur au front et aux fesses. Tous en choeur au petit ciné, on macérait, on se dégraissait sur la chemise, dans des rivières de dessous de bras. Sueur, fumée, mélange scientifique, indélébile, l’absolu du parfum, le plus robuste, le repousse-mites.
On communiait la dedans, frères baptistes de passage. »
(pages 109-110, éditions Jean-Jacques Pauvert, Au terrain vague).
Et maintenant, en septembre 2020, aller au ciné , n’est-ce pas vain ? Avec qui communier du fait du respect des distances de sécurité ? Interdit de bécoter sa copine ou son copain. En plus, avec l’obligation de porter un masque, si t’as des lunettes, avec la buée tu vois plus rien.Il faut bien respirer ! De toute façon, tu vois rien sans lunette, alors si tu quittes ton masque, c’est pire que si tu quittais ton slip. Tu risques d’être tancé par ta voisine ou
ton voisin, même deux rangs plus loin. Tu n’en sais rien. Parano, sale ambiance en France.
Peut-être qu’on va te balancer aux vigiles. Ca fait belle lurette qu’il n’y a plus d’ouvreuses dans les salles de cinoche, 45, 50 ans ? Les vigiles les ont remplacées dans les Consortium. Reste les petites salles d’art et essai, comme on dit. Mais est-ce qu’on ne risque pas de s’y faire chier puisqu’on ne peut plus vraiment se voir et difficilement se causer en plus de voir difficilement le film et d’éprouver quelque mal à respirer.
Et puis qu’est-ce qui passe comme nouveautés ?
Certainement de bons films bien abrutissants, de quoi se laver le cerveau, s’évader pour pas cher dans l’espace-temps : le dernier Nolan. L’Amérique ! Gros budget, gros effets.
Toujours la même histoire.
Il y a bien du ciné français, de quoi se cultiver : le retour de Depardieu, par exemple. Bel exemple d’émancipation et d’ascension de la classe ouvrière, non ? Bon, vous faites comme vous voulez, hein ! Si vous voulez aller au ciné, même masqué, c’est quand même mieux que la télé.
Professeur Mottro.
6 septembre 2020.