Nous vivons une époque, en 2021, où la mémoire, comme le climat, ont tendance à se brouiller. Ici, en France, quelle est notre mémoire familiale à chacun et comment, plus largement s’inscrit-elle dans notre mémoire commune ? Quel point commun y-a-t-il entre le jeune Français qui avait 20 ans en 1970, né juste après après la fin de la Seconde guerre mondiale et celui qui a eu 20 ans en 2020, né juste après le passage du Franc à l’Euro ?
J’ai eu 60 ans en 2020, mon grand-père maternel, mort à 99 ans, aurait eu 113 ans, mon père a “fêté” ses 91 ans. Je me souviens que mon grand-père m’avait longuement parlé de ses deux frères. Ils avaient fait la guerre, la grande guerre, celle de 1914-1918. Tous les deux étaient décédés avant l’âge de 40 ans, d’une maladie pulmonaire, car, comme des milliers de soldats et d’officiers qui avaient combattu dans les tranchées, ils avaient été gazés. Ils avaient respiré le “gaz moutarde”. En 1914, quand ils étaient partis, la fleur au fusil, ils disaient, comme des milliers de leurs camarades, plutôt confiants: “c’est la der des ders” en souvenir de la précédente guerre, celle de 1870.
La grande guerre fit 1,4 millions de morts en France, plus de 10 millions en Europe. Ce fut la première guerre moderne, avec artillerie, aviation. Une vraie boucherie. La France, qui au début du 19ème siècle était le pays le plus peuplé d’Europe, fut, après 1918, moins peuplé que l’Allemagne et même que l’Angleterre. 1914-1918 ne fut pas la dernière guerre européenne et mondiale du 20ème siècle.
En 1939, c’est encore la guerre entre l’Allemagne et la France qui capitule en 1940, puis est occupée par l’armée allemande. A cette époque, c’est le maréchal Pétain qui est le Chef du gouvernement français et qui conduit une politique de collaboration avec les Allemands. Quoiqu’on puisse dire des raisons qui ont entraîné le maréchal à cette collaboration, était-ce pour le bien de la France? pour limiter les débordements de l’armée allemande? le régime de Vichy rompit avec la devise républicaine “liberté, égalité, fraternité”, pour en instaurer une autre: “travail, famille, patrie”. Ce régime anti-républicain s’appuyait sur une milice qui pourchassait ses opposants et ceux qui résistaient à l’occupant pour les punir, les torturer et les livrer aux Allemands qui les exécutaient. Mon père me racontait qu’il devait chanter, tous les matins, des chants à la gloire du maréchal Pétain : “maréchal, nous voilà…”, avant d’entrer en cours. Il me racontait aussi sa surprise, sa stupeur, quand il vit des copines et des copains de classe arriver
un jour avec une étoile jaune cousue sur leur blouse. C’est Pétain qui institua le statut des Juifs dont la plupart furent livrés aux militaires allemands pour être déportés et assassinés. Déportés, donc, avec la complicité des autorités françaises, des policiers, gendarmes, de la milice, comme pour la rafle du vélodrome d’hiver.
C’est pourquoi il est faux et fallacieux, au prétexte de vouloir se concilier les électeurs de droite, les réunir à nouveau dans une seule et même” famille politique” qui incluerait l’extrême-droite, comme le fait Eric Zemmour, de placer De Gaulle et Pétain sur le même plan. L’un était en France, collaborant avec les Allemand, l’autre en Angleterre où il organisait la Résistance et la Libération.
J’ai à peu près le même âge que Zemmour, j’ai appris cette Histoire, de même que tous les jeunes de ma génération. Je n’ai aucun doute sur sa vérité parce qu’elle repose sur les témoignages que j’ai entendus de la bouche de ceux qui l’ont vécue.
Or, nous vivons un temps où les mémoires se brouillent et s’embrouillent, un temps où certains groupes, certains individus veulent reconstruire ou déconstruire ( c’est selon) la mémoire, et donc l’Histoire, pour peu qu’elle ne convienne pas à leur sensibilité politique, religieuse, idéologique. Et surtout, dès lors qu’elle montre que la France ne fut pas toujours une Nation glorieuse, irréprochable en termes de droits, de libertés et de morale. Mais quelle Nation dans le monde peut se targuer d’être irréprochable ?
Il en va ainsi de la colonisation, et donc de la décolonisation des années 1950-1960. Les années 1960 marquent la fin d’une France qui ressemblait encore à celle qu’avaient connu mes grands-parents. C’est l’arrivée des “yé-yé, du “twist”, cette danse venue des Etats-Unis, comme d’autres
formes de la modernité, après la libération. Le mode de vie, le modèle américain apportent aux Français des désirs de nouveautés, de consommation et de confort. Rappelons, qu’au lendemain de la guerre, rares sont les logements en France, équipés d’une salle de bain. A Paris, dans beaucoup d’immeubles, les appartements sont souvent insalubres et partagent un même w.c sur le palier. Malgré l’aspiration à la modernité, les plaies de la guerre, des deux guerres, mettent du temps à se cicatriser, surtout la plaie démographique. Ainsi, viennent en France, à partir des années 1950, de nombreux travailleurs immigrés, de Pologne, d’Italie, d’Espagne, du Portugal. Certains fuient un régime politique dictatorial. Dès les années 1960, après la fin de la guerre d’Algérie, ces travailleurs européens sont rejoints par ceux des anciennes colonies. Les “ennemis” d’hier sont devenus des alliés objectifs, pour les besoins économiques du pays. Beaucoup d’immigrés européens s’assimilent à la culture française tout en conservant les liens naturels avec leur pays et leur langue d’origine. Il y a des mariages, des enfants issus de ces cultures diverses. Cela est plus difficile pour les travailleurs issus des anciennes colonies car, le plus souvent, ce sont des hommes qui arrivent seuls en France, juste pour travailler. Ils sont hébergés
dans des foyers, les tristes foyers Sanacotra. Ils envoient la plus grande partie de l’argent qu’ils gagnent en France, à leur famille restée au pays. Ces situations ne sont pas favorables à leur intégration, d’autant qu’ils sont souvent en butte à la suspicion, au mépris et au racisme. C’est pourquoi, dans les années 1976-1978, le Président Giscard d’Estaing organise le regroupement familial, c’est à dire le droit de vivre en famille sur le sol français. 1970 est donc une date qui accentue la transformation de la “vieille France”. D’abord du fait du départ du “vieux”. De Gaulle, démissionne de la présidence de la République après les événements de mai 1968 durant lesquels une partie de la jeunesse, celles née en 1950, au lendemain de la guerre, manifeste, parfois violemment. Ces jeunes qui ont 20 ans, en moyenne, expriment leurs désirs de liberté, leurs aspirations à vivre pleinement leur vie, à commencer par leur vie sexuelle. Le soulèvement du campus étudiant de Paris part d’une interdiction drastique qui est faite aux garçons d’entrer dans le logement des filles…
En 1970, j’ai dix ans, je suis dans une école, à la campagne. C’est encore une école où l’on mélange peu les filles et les garçons dans les classes, où les élèves viennent des seuls villages alentours, où les noms à consonnance étrangère sont rares, sinon un Garcia, un Mattera, par ci, par là. Nous portons des blouses, comme en portaient nos pères et nos grands-pères. Pour moi, c’est un peu un” choc culturel” puisque j’arrive de loin, d’Afrique où je fréquentais une école primaire où se mêlaient Français et Africains. Il me faudra attendre les années 1980 pour côtoyer de jeunes Maghrébins, au lycée, à l’Université, dans mes activités de loisirs, au café, aux concerts. Ces jeunes sont arrivés en France avec leurs parents, ou pour
les y rejoindre; certains sont nés en France. Ils se sont mêlés aux classes populaires, aux ouvriers qui vivent dans les cités HLM des villes françaises.
Je ne me souviens pas qu’il y ait eu, à cette époque, de” problèmes d’intégration”, comme on dit maintenant. Je ne me souviens pas que notre identité française était menacée comme certains le prétendent aujourd’hui, dont Eric Zemmour. Et puis, c’est quoi l’identité ? une photo, une carte, des papiers ? la réponse est peut-être plus compliquée qu’elle n’y paraît.
En mai 1981, François Mitterrand devient le premier Président de Gauche, dans l’histoire de la Cinquième République. J’avais 20 ans. Comme beaucoup d’ étudiants de l’époque, nous considérions les “gens de droite” comme des “ringards”, des conservateurs. Ils représentaient le “vieux monde” celui de nos parents, des adultes contre lesquels, chacun le sait, on se construit, quand on a 20 ans. L’élection de François Mitterrand libéra la parole chez les jeunes. Elle vit naître le mouvement SOS racisme en 1983, à peu près au même moment que la marche des “Beurs” pour l’égalité. C’est à cette date que le gouvernement du premier Ministre Pierre Mauroy prit “le tournant de la rigueur” dans la direction économique du pays. Est-ce à partir de là que les problèmes socio-économiques se cristallisent autour de la question de l’immigration et des immigrés ?
En tout cas, c’est à cette époque que le” Front National” de Jean-Marie Le Pen affirme sa doctrine anti-immigrés. Doctrine que reprend Eric Zemmour en 2021. En 1981, la Gauche au pouvoir doit faire face au problème du chômage de masse, chômage qui touche aussi de nombreux jeunes issus de l’immigration. L’un des premiers ministres de Mitterrand, Laurent Fabius, dira de Le Pen : “il pose les bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses”. On a l’impression que la formule de Laurent Fabius à l’encontre de Jean-Marie Le Pen, pourrait s’appliquer également à Eric Zemmour. Ce dernier connaît suffisamment l’histoire pour la reformuler à sa guise. C’est un bon orateur, un homme d’apparence polie, bien propre sur lui. Mais c’est un manipulateur, à tel point que son discours parvient à captiver beaucoup de jeunes, en particulier ceux qui ont eu 20 ans en 2020.
Leur mémoire n’est pas celle de leurs aînés qui avaient 20 ans en 1970. Cela semble évident, pourtant, cela ne le devrait pas car avoir un semblant de mémoire commune est indispensable pour vivre ensemble sans risquer les conflits , voire la guerre. Et, il n’y a rien de pire que la guerre. Cette jeune génération est la dernière à pouvoir entendre les témoignages de celles et ceux qui ont connu, vécu la seconde guerre mondiale, celles et ceux qui ont vécu la décolonisation, la guerre d’Algérie dont les conscrits français de l’époque ont encore du mal à parler parce que la plupart d’entre eux ne voulaient surtout pas y aller. Il vaudrait mieux leur donner la parole, à eux, plutôt que d’écouter le flot ininterrompu des mots d’Eric Zemmour, le polémiste.
Pour mémoire, le mot français “polémique” qui désigne des affrontements littéraires dans les domaines politiques, religieux, esthétiques, vient du terme grec “polemos” qui signifie “guerre”… Je recommande à la jeune génération, 4 films de fiction qui n’en éclairent pas moins la réalité de notre
mémoire commune.
Sur 1914-1918: ” les Sentiers de la Gloire” de Stanley Kubrick.
Sur la collaboration, en 1940: “Lacombe Lucien” de Louis Malle
Sur le racisme anti travailleurs immigrés: “Dupont-Lajoie” d’Yves Boisset
Sur la guerre d’Algérie: “Le Petit Soldat” de Jean-Luc Godard.
Professeur Mottro, 24 octobre 2021.