Ce qui manque, de mon point de vue, à la plupart des journalistes du moment, c’est le travail de terrain, l’enquête longue et fastidieuse, la patience de l’ethnographe qui cherche à savoir, sans à-priori idéologique, les yeux et les oreilles grands ouverts.
Il leur manque aussi une certaine culture ; la culture que procurent les lectures littéraires, celles qui humanisent, comme disait Ionesco, qui donnent des perspectives et permettent d’acquérir une bonne distance face aux événements du présent. De l’esprit critique, quoi, voilà ce qu’il manque et pas seulement aux journalistes !
Voici donc pour eux et pour les autres, un extrait ( encore un) de MONSIEUR le CONSUL, de Lucien Bodard qui fut grand reporter, vrai journaliste et écrivain.
L’auteur dresse ici le portrait type du seigneur/ saigneur de la guerre.
Toute ressemblance avec un ou plusieurs seigneurs de la guerre de notre présent ne serait que purement volontaire.
« Le seigneur de la guerre vit toujours au centre d’un anneau de protection, cercle de soldats avec leurs fusils quand il est assis, encadrement de voitures blindées quand il se déplace.
Technique de la sécurité. Et aussi la somptuosité grâce à un état-major, une cour, des chambellans, un chef de protocole, des secrétaires particuliers, un garde des sceaux,des ministres, des bourreaux. Monde de terreur.
Le plus terrifiant de ces personnages, c’est Tchang Tso Lin, l’ancien pirate devenu le forcené de la sagesse, de l’ordre, de la vertu. Ce vieillard satrape au corps de petit épervier fait tuer tous les intellectuels, tous les gens qui pensent à la façon nouvelle, tous les êtres dont il se méfie.
(…)
Un autre de ces Warlords est le général chrétien en robe chinoise et l’éventail en main, toujours une citation de la Bible à la bouche depuis sa conversion, faisant baptiser à la lance d’arrosage ses troupes qui pénètrent ensuite dans les villes conquises en chantant, à la sauce chinoise, « plus près de toi monDieu » ou « O jour divin ». »
Dans la Chine des années 1920 que Lucien Bodard raconte, il nous montre l’importance qu’on accorde à la « face ». Ainsi, quand son père, le consul, se laisse entraîner, au cours d’une réception au palais du seigneur de la guerre, dans un duel mondain à coup de verres de cognac : « Le seigneur de la guerre est toujours intact. Geste suprême : il fait apporter deux énormes vases remplis de cognac, il provoque mon père au grand Kampé. Match nul. Il faut recommencer. Le maréchal boit, mon père boit et le maréchal tombe de son trône. Victoire de mon père. Victoire embarrassante car il se demande ensuite s’il n’aurait pas dû être le premier à s’écrouler. Problèmes insolubles de la « face ». »
Qu’est-ce donc que « la face » et en quoi elle nous intéresse ici et maintenant ?
Voici deux autres extraits du livre de Bodard, comme premiers éléments de réponse :
« Au consulat, la domesticité se pénètre de gravité. Visages de zèle, visages pleins de « la face ».
« Le mourant meurt en paix, seul. Isolement total où sa dernière « face » est d’accepter la mort. »
« La face » désigne le visage, ici, le visage qu’on veut montrer davantage que le visage tel qu’il est naturellement.
Il s’agit aussi de ne jamais perdre la face, c’est à dire perdre son prestige, son honneur, sa dignité, sa réputation. Attitude requise dans un monde où règnent les Seigneurs de la guerre.
Maintenant, dans notre monde, il y a « Face-book », monde virtuel (?) où les visages ne se montrent jamais vraiment tels qu’ils sont et où se livrent d’autres guerres , avec d’autres seigneurs.
Prof Mottro, 2 avril 2024.