Dialogue entre Alain Finkielkraut et Michel Serres au sujet de son livre: « Petite poucette ».
A.F :Michel Serres, philosophe, savant et conteur envoûtant nous propose une histoire en trois étapes du travail humain et à chacune de ces périodes il donne le nom d’un dieu ou d’une figure de la mythologie. « Il y a d’abord Atlas, puis Hercule ou Prométhée enfin Hermès, notre modèle, notre Dieu tutélaire. Porteurs ou maçons, les premiers ouvriers manipulent et soutiennent des formes invariantes et solides » explique Michel Serres, « les seconds transforment les choses en les liquéfiant par la chaleur, puis après le portage et la transformation des formes, Atlas puis Prométhée, vient l’âge mercurien de l’information, communication, traduction, diffusion. Alors qu’autrefois nous fûmes plus agriculteurs, et naguère notablement forgerons, nous voilà maintenant messagers, bien qu’encore dépendants des champs et de l’usine. « Nous vivons l’avènement d’une nouvelle ère, et dans cette immense messagerie qu’est devenu le monde, rien n’est, rien ne peut-être, rien ne doit être comme avant, tout change, que nous le voulions ou non, et notamment la relation pédagogique. Les « hussards noirs de la République », affirmez-vous Michel Serres, sont désormais habillés en Hermès. Faut-il comprendre que le règne de la parole enseignante est terminée, et que les nouveaux réseaux ont signé le glas des vieux maîtres ?
M.S : C’est une loi que j’ai en effet énoncée il y a quelques années, puisque dès les années 60 j’avais publié 5 volumes qui s’intitulaient Hermès (de la communication, de la distribution, de la traduction etc…) mais on était encore dans les années soixante sous le règne de Prométhée, de la révolution industrielle et en particulier, l’idéologie dominante était plutôt marxiste, c’est à dire plutôt en faveur de Prométhée et donc j’ai été très critiqué par la population enseignante qui était à dominante prométhéenne, et à cette époque-là, c’était plutôt dangereux de dire que peu à peu, la société allait basculer dans le règne d’Hermès.
Alors Hermès est un dieu intéressant, Mercure comme vous l’avez rappelé en latin, c’est le dieu des traducteurs, des commerçants, et qui avait sa statue dans les carrefours, d’ailleurs c’est lui qui indiquait les bifurcations, c’est à dire les changements de routes etc… Et sa statue était partout dans le monde antique. C’est un double dieu, celui de la communication, et des réseaux. Il faut s’arrêter là et dire que la notion de réseau dont on parle beaucoup aujourd’hui, est une notion très très ancienne car il n’y a pas de plus beau réseau que celui des voies romaines dès l’Antiquité latine, mais beaucoup plus avant, les ethnologues ont remarqué qu’il y avait des réseaux dans la forêt pluviale ou dans la forêt amazonienne, où déjà les populations bien avant le néolithique, avaient traversé et d’une certaine manière avaient rendue culturelle une forêt qu’on croit sauvage. Aujourd’hui c’est plutôt d’autres réseaux dont on aura l’occasion de parler par la suite.
Alors puisque vous m’interrogez sur l’enseignement, il est bien clair qu’Hermès, étant l’inventeur de l’écriture, il a été dès le départ le dieu de la pédagogie. Et en effet qu’est-ce qui s’est passé au Vè siècle av J.C en Grèce (l’écriture était née au Ier millénaire av JC, dans le croissant fertile au moins puisqu’on a quand même les témoignages des prophètes d’Israël déjà) et au moment de la grande révolution du stade au stade écrit, la pédagogie commence à changer, pourquoi, parce que nous avons deux héros qui vont entrer en joute si vous voulez, ce sont Socrate qui parle et qui n’écroral it pas,et Platon qui écrit mais qui ne parle pas dans les Dialogues. Et au fond le Platonisme est une philosophie qui témoigne de ce passage du stade oral ou de l’ère orale où le support du message était le corps enseignant et où le message était la parole; et la deuxième révolution ça a été je crois l’invention de l‘imprimerie où on a eu en effet une nouvelle « païdeia »(la païdeia ancienne ayant été inventée par l’écriture) puis le nouvelle pédagogie c’est sans doute la Renaissance et l’invention à peu près des sciences modernes si vous voulez, et nous sommes en effet en train de vivre la troisième, c’est à dire la révolution numérique. Alors est-ce que ça va changer l’enseignement ? Ca l’a déjà changé bien entendu et nous essayerons de dire pourquoi.
A.F : Vous dites, « la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies » dans un petit livre qui a eu beaucoup d’écho, « Petite Poucette » ce personnage nous intéressera également et je peux vous demander naïvement, en quoi, parce que, prenons un professeur de français par exemple,(à l’origine j’étais moi-même professeur de français j’ai bifurqué depuis) j’enseigne la littérature: en quoi les nouveaux réseaux sont-ils amenés à modifier mon enseignement de la littérature, je dois ouvrir des élèves assez rétifs, nous verrons aussi pourquoi, à des grandes oeuvres. Les nouveaux réseaux, ils changent peut-être le climat, mais je ne vois pas pourquoi ils modifieraient la nature même de mon enseignement.
M.S : Bien sûr il faut distinguer les enseignements de mathématiques, de physique, de chimie etc. Avec des travaux pratiques de sciences naturelles, de biologie, il n’y a pas que la littérature qu’on enseigne. La première chose que cela change est la suivante: c’est qu’autrefois, moi-même je suis enseignant comme vous, j’enseigne la philosophie ou l’histoire des sciences, et anciennement et moi j’ai cette expérience-là, il était bien clair que quand j’entrais dans mon amphi, il était entendu que le sujet du cours était relativement inconnu, aux gens qui allaient m’écouter et que moi j’étais titulaire d’un savoir et que eux étaient incompétents dans ce savoir la. Aujourd’hui lorsque je rentre dans ce même amphi, je me pose toujours la question de savoir quelle est la probabilité pour que, et combien d’étudiants ont tapé la veille sur Wikipedia le sujet de mon cours et il y en a forcément un certain nombre qui ont regardé en effet, l’ensemble des informations qu’ils pouvaient trouver au sujet de mon cours.
Et donc il y a eu une époque, qui est assez antérieure, mais que j’ai connue parce que je suis assez vieux pour avoir connu les deux époques, où il y avait ce que j’appelle dans « Petite Poucette »: une « présomption d’incompétence ». On peut varier là-dessus, c’est pas seulement la variation enseignante, c’est la relation du médecin au patient, lorsque vous alliez voir le médecin, il était entendu que vous n’étiez pas compétent ni dans le diagnostic ni dans le pronostic aujourd’hui quand vous allez voir le médecin, il y a une probabilité pour laquelle vous ayez tapé sur votre ordinateur les ennuis que vous avez et vous avez une idée au moins grossière, au moins vague de ce qui vous arrive et du coup, ce que j’appelle la présomption d’incompétence était vraie pour l’enseignant, pour le médecin, et pour l’homme politique même d’une certaine manière, et aujourd’hui ce que j’appelle « présomption de compétence » est en train d’arriver, c’est à dire la probabilité pour laquelle beaucoup de gens aient déjà vu votre texte de littérature ou de mathématiques ou d’histoire naturelle. C’est probable et par conséquent cela fait une sorte de rééquilibration dans la relation pédagogique.
A.F : Mais je suis un peu sceptique quant à cette espèce de rééquilibrage, d’abord, je pense que la relation d’enseignement reste nécessairement une relation dissymétrique, or si Hermès est le dieu de la communication, peut-il être aussi celui de la transmission ? N’y-a-t-il pas une différence à préserver entre la transmission et la communication et pour illustrer le scepticisme dont je parle, j’ai lu tout récemment dans le supplément littéraire du Monde, une enquête tout à fait inquiétante sur l’évolution de la lecture. Les enfants lisent, (ils dévorent Harry Potter, pourquoi pas) mais les adolescents ne lisent plus et la diminution est extrêmement spectaculaire et les enseignants disent, ils préfèrent se mettre sur Internet plutôt que de lire d’où le sentiment d’un certain nombre de professeurs que le gouffre entre ce qu’ils savent et ce que savent les élèves loin de s’atténuer s’est encore aggravé sous l’effet des nouvelles technologies.
M.S : Le gouffre s’est en effet aggravé et pour comprendre cette nouvelle donne de l’affaire, je vous ai proposé tout à l’heure, de réfléchir et de prendre du recul et de fait, lorsqu’on entend Socrate parler à ses interlocuteurs dans les Dialogues de Platon, il ne comprend pas du tout qu’on puisse écrire puisqu’il est pour la parole dite, la parole orale, qu’il appelle la parole vivante, vive, qui transporte la vie, l’esprit etc.. et il trouve que l’écriture est morte etc…Donc il y a un gouffre énorme qui s’ouvre entre Socrate et Platon, c’est à dire entre la période orale et la période écrite. Et l’un, c’est à dire le prédécesseur ne comprend pas l’autre et pourtant c’est l’autre qui va porter la culture et la tradition, ce sera l’écriture.
De la même manière au moment de la Renaissance, vous vous rendez compte cher ami à quel point les Docteurs de Sorbonne, Janotus de Bragmardo par exemple, ne va rien comprendre à l’oeuvre de Rabelais qui arrive avec son Pantagruel et Gargantua et du coup Montaigne qui est précisément le témoin de ce passage de l’écrit à l’imprimé et va déclarer: « je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine ». Pourquoi, pour une raison très simple, c’est qu’auparavant si vous étiez historien, physicien, il fallait savoir par coeur Hérodote, Thucydide, Tacite, Quinte Curce, etc… tandis qu’une fois que vous avez vos livres sur une librairie, comme dit Montaigne, vous n’avez plus besoin de les savoir par coeur. Par conséquent ce qui change ce n’est pas seulement le savoir, c’est la tête. Et Montaigne l’a bien vu et les deux exemples que je vous propose c’est le passage de Socrate à Platon et le passage des Docteurs de Sorbonne à Pantagruel que Montaigne cite parfaitement en disant « Tête bien faite et non pas tête bien pleine » et par conséquent la tête a changé et je comprends maintenant ce que vous appelez le gouffre. Et on le comprend bien grâce l’éclairage de ce qu’on peut appeler : un, la révolution de l’écriture; deux, la révolution du numérique. Et vous avez raison de dire oui c’est un gouffre.
A.F : Est-ce qu’une tête bien faite peut émerger de la toile ? Et un certain nombre de gens et d’utilisateurs même d’Internet, se posent des questions et je me souviens de ce livre de Nicholas Carr, chercheur américain, « l’Internet rend-t-il bête ? » parce qu’un livre propose un monde, Internet fluidifie le monde. Dans un livre on chemine, sur Internet on surfe.
M.S : Quel type d’Internet vous utilisez, vous ?
A.F : Moi, je ne suis pas un utilisateur, je suis un handicapé informatique.
M.S : Dans ce cas-là, notre discussion va être assez difficile parce que nous allons parler d’un monde où l’un d’entre nous n’est jamais allé.
A.F : Je m’y suis promené avec des guides. Je vais vous parler d’un utilisateur qui siège avec vous à l’Académie Française, Marc Fumaroli.
M.S : Oui, mais Marc Fumaroli est en effet un grand-papa-grognon, ou ronchon-type, car c’est celui qui dit, le nouveau ne vaut plus rien.
A.F : J’ai assisté à votre discours, puisque je venais à l’invitation de Bérénice Levet qui a reçu un prix pour son livre « le Musée imaginaire d’Hanna Arendt ». J’ai entendu le discours que vous avez prononcé, très beau, sur la vertu du discours traditionnel et en effet vous avez commencé par une opposition entre « grand- papa-ronchon » et « petite Poucette » et je me suis reconnu moi-même dans « grand-papa-ronchon ».
Je suis arrière-papa-ronchon mais je suis quand même au courant, je lis, je vois ce qui s’y passe, donc je vous citerai Fumaroli quand même parce que, aussi grand papa ronchon soit-il, il se sert d’internet et il s’en est beaucoup servi dit-il pour écrire son magnifique dictionnaire des métaphores. J’ai pu, dit-il, grâce à cela ne pas courir d’une bibliothèque à l’autre, tout venait merveilleusement à moi ». « Il rend beaucoup plus riche les déjà-riches, en revanche plonger les enfants et les adolescents dans cet univers, c’est très dangereux parce que qu’on y voit, c’est un monde bariolé et numérisé qui fait écran au monde ».
M.S : Le mot écran n’est pas mal, car en effet il y a un écran.
A.F : Cela nous ramène à la relation enseignante. J’ai le sentiment que les meilleurs utilisateurs de la toile, qu’il s’agisse de la documentation ou même des SMS, ce sont des gens qui ont grandi, qui ont été formés dans la « graphosphère », et donc ils peuvent évoluer à l’aise dans ce que Régis Debray appelle la « numérosphère » en revanche les « digital natives » eux, certes sont plus à l’aise mais ils se noient me semble-t-il.
M.S : Oui, je crois en effet que « Petite Poucette » est une population qui est née dans les années 85 à 95 c’est à dire au moment même où les nouvelles technologies se répandaient, et les prédécesseurs en effet lorsqu’ils sont au courant travaillent avec les nouvelles technologies, ce qui implique une certaine extériorité. Lorsqu’on travaille avec une machine on n’est pas forcé de savoir ce qui se passe dans la machine tandis que la génération suivante que j’appelle « Petite Poucette » vivent dans un monde qui est impliqué par les nouvelles technologies, et c’est ce monde-là que « grand-papa-ronchon » ne comprend pas, un peu comme les Docteurs de la Sorbonne au Moyen Age ne pouvaient pas comprendre l’univers de Rabelais, or l’univers de Rabelais qui est l’univers du livre imprimé et non plus du rouleau ancien (le rouleau ancien était inaccessible vous le savez) conservé dans une bibliothèque à Alexandrie, au Vatican ou à Bologne et donc inaccessible si on était dans une campagne bordelaise et dès lors qu’on a accès à cette bibliothèque, on a une autre tête. Alors pour essayer de faire comprendre où est cette tête-là, je voudrais vous raconter une histoire précisément que je raconte dans « Petite Poucette ».
Il était une fois une ville qui s’appelait Lutèce et non pas Paris, et là il y avait les nouveaux chrétiens, qui se réunissaient de façon tout à fait secrète, parce qu’ils étaient persécutés par l’Empereur Decius, et un jour ils s’étaient réunis dans un endroit secret mais ce qui devait arriver arriva, la légion romaine a enfoncé les portes et les fenêtres, ils se sont précipités sur l’évêque et l’ont décapité et alors la tête roule par terre et Saint Denis la transporte au sommet de Montmartre. Cette tête-là a été externalisée, et vous vous souvenez que quand on était dans la classe de Philosophie, on nous disait que la connaissance humaine était divisée en trois facultés, la faculté de mémoire, la faculté d’imagination et la faculté de raison. C’était le triptyque cognitif et ça nous le portions subjectivement dans notre tête. Et aujourd’hui je raconte l’histoire de la décollation de Saint Denis pour dire que la tête est extérieure à moi et en effet j’ai devant moi un outil qui a plus de mémoire que moi, plus d’images que moi, et à certains égards plus de raison que moi puisqu’il y a des moteurs de recherche qui arrivent à faire des exploits et qui sont largement au-dessus de mes capacités. Donc cette tête externalisée porte quelque chose à la renaissance.
Montaigne dit tête bien faite plutôt que tête bien pleine, j’aurais tendance à dire « tête externalisée » et la coupure et le gouffre est énorme parce que la cognition est externalisée et je peux m’en servir comme d’un outil universel puisque outil cognitif.
Ce qu’on n’arrive pas à comprendre dans le monde moderne, c’est que désormais l’outil est cognitif, c’est à dire qu’il y a un outil extérieur à moi qui a des facultés cognitives; ce qui reste sur mon cou décollé c’est l’intelligence, l’inventivité et tout ce qui est l’innovation. Donc il y a un rapport au savoir qui a complètement changé et qui a changé d’autant qu’on peut le comparer aux changements cognitifs qui ont eu lieu dans l’Antiquité avec Platon et à la Renaissance avec Rabelais. Non seulement la relation pédagogique a changé mais aussi la relation cognitive.
A.F : Quel rapport entretient-on avec ce cognitif externalisé ?
M.S : On l’a toujours fait, mon cher.
A.F : Oui, mais je reviens à la relation pédagogique et à ce que doit être notre autorité, notre responsabilité d’adulte envers les nouvelles générations. Je suis un arrière-grand-père-grognon, ronchon mais je m’informe. Voici un témoignage d’une jeune enseignante d’histoire qui a avec tous ces outils un rapport de familiarité qui n’est pas le mien, je veux parler de Mara Goyet – elle est professeur d’histoire dans un lycée, elle a été longtemps professeur dans un collège de banlieue et elle enseigne aujourd’hui dans un collège de Paris intra muros plutôt tranquille.
M.S : Oui, oui, j’ai lu le livre.
A.F : Elle dit : « l’ambiance n’est pas au travail, il y a mille autres sources de divertissement pour les élèves, textos avec le smartphone, téléphone intelligent, appels, MP3. » Elle nous décrit la chambre des enfants et des adolescents d’aujourd’hui qui n’a évidemment rien à voir avec la chambre où Proust adolescent s’enfermait pour lire. Il y a un canapé, puisque le canapé, s’est à ce point démocratisé qu’il en a dans les chambres des enfants sur lesquels ils se vautrent et que se passe-t-il, et bien en effet il y a une multitude d’échanges de SMS et ils sont plongés dans le brouhaha écoeurant d’échanges stériles et formatés.
M.S : C’est magnifique: « écoeurant, stériles et formatés » c’est fantastiquement rochon…! Quelle haine !
A.F : Si on les laisse à eux-mêmes, oui.
M.S : Moi je les aime ces enfants-là, je ne les trouve pas stériles et formatés, ils échangent entre eux, que voulez-vous c’est merveilleux ! Ils inventent enfin des appartenances et des communautés que nous n’avions pas imaginées, tant mieux !
A.F : S’ils échangent 150 SMS par jour comme cela est dit dans le Monde de cette semaine, ils les échangent aussi en classe, et le smartphone est l’ennemi de l’enseignant si l’on croit encore comme je le fais, à la parole magistrale et elle les aime et elle les aime assez, Mara Goyet, pour ne pas les abandonner à leur sort, au sort que la technologie leur fait.
M.S : Je peux vous dire que moi aussi j’ai été un adolescent, et j’étais dans la marine figurez-vous, j’étais à Djibouti après la campagne de Suez et j’étais amoureux, j’étais fiancé, et ma fiancée était à Bordeaux, et nous nous écrivions, une correspondance d’amour comme on dit et bien voilà c’est très simple, les lettres mettaient deux mois et demi à parvenir à Bordeaux, et quand je recevais cinq mois après la réponse de mon amoureuse, je ne comprenais plus quel était mon état d’âme il y a cinq mois auparavant forcément. Aujourd’hui l’amoureux qui se trouve à Djibouti, avec son amoureuse à Bordeaux, elle parle avec son smartphone et la correspondance d’amour date du smartphone parce que là au moins il y a une correspondance parfaite.
Savez-vous, par exemple, que les nouvelles technologies, elles ont été inventées pour les hommes d’affaires forcément parce que le profit est toujours là, mais on a aujourd’hui des chiffres extraordinaires qui disent que 65 à 70% des échanges sont intrafamiliaux entre maman et les enfants entre les enfants et papa, ça a plutôt renforcé les relations familiales voyez ce que je veux dire alors du coup pour en revenir à l’enseignement j’aime bien que vous ayez employé le mot autorité.
Savez-vous, cher ami, que le mot autorité est un mot latin de droit romain : »autor » qui voulait dire la personne qui se porte aval dans un tribunal, mais c’est pas ça qui est intéressant, ce substantif autor qui est de droit romain, vient du latin ogere qui veut dire augmenter. Vous savez qu’en anglais, ils disent auction qu’ils ont gardé et par conséquent, qui a de l’autorité c’est celui qui vous augmente. Alors la probabilité pour que mes étudiants aient déjà des informations sur le sujet en question c’est ça, je vais maintenant considérer la « présomption de compétence » dont je parlais.
Maintenant pour avoir de l’autorité il faut que j’augmente ce savoir. Et précisément ma métaphore sur la cognition extériorisée, c’est à dire que la tête de Saint Denis est à l’extérieur et bien je dois faire fonctionner ce qui reste sur ma tête c’est à dire l’intelligence, la nouveauté, l’innovation etc… Ce qui augmente le savoir. Et qu’est-ce qu’un enseignant maintenant, c’est précisément celui qui a une autorité parce qu’il augmente ce savoir qui est déjà là; dont on peut présumer qu’il est déjà là. Je suppose que c’est comme ça que vous enseignez et il n’y a pas de doute là-dessus.
A.F : Je ne sais pas vraiment si on peut préjuger dans l’enseignement secondaire aujourd’hui que le savoir est déjà là, il me semble qu’il manque cruellement mais surtout vous reconnaissez dans « Petite Poucette » qu’il y a aujourd’hui dans les classes une espèce de brouhaha, dont d’une certaine manière vous vous félicitez et donc que pour augmenter le savoir ou pour introduire de la pensée et du savoir dans la conscience des enfants, le silence est absolument indispensable, mais avec cette espèce d’immédiateté induite par les nouvelles technologies, on ne l’a plus. Mais ça, ça devrait plutôt être considéré comme un empêchement à cette augmentation.
M.S: Toute la question est d’essayer de comprendre quel est le monde induit par les nouvelles technologies parce que toutes les questions que vous posez supposent admises toutes les règles, les formats et le monde précédent les nouvelles technologies. Alors si vous voulez juger les nouvelles technologies d’après le format du monde précédent, vous êtes dans le cas de Socrate et cela ne peut que vous plaire, qui ne comprend absolument pas ce que veut dire l’écriture ou dans le cas des docteurs de la Sorbonne du Moyen Age qui ne peuvent pas comprendre du tout le monde dans lequel rentrent Rabelais, Erasme ou Montaigne.
Hermès est au carrefour, il est la statue qui montrer la bifurcation, et en effet la culture a bifurqué, non seulement la culture mais aussi le sujet de la culture, la tête mais aussi la cognition de la culture. Notre rôle d’enseignant, ce n’est pas d’interdire ou de trouver dangereux, ou stérile ce monde-là, c’est de comprendre la bifurcation pour aider précisément la naissance de cette nouvelle culture qui a eu lieu au Vè siècle ou à la Renaissance.
A.F : Nous sommes en pleine renaissance, dites-vous, il me semble (et sans doute vais-je aggraver mon cas de grand-papa-ronchon) que l’éducation en tant que telle relève du vieux monde. J’ai sous les yeux un très beau texte de Paul Ricoeur qui a été republié par la revue le Portique, la revue de Benoit Goetz sur l’enseignement, il dit : « Qu’est-ce que je fais quand j’enseigne, je parle, je n’ai pas d’autre gagne-pain et pas d’autre dignité, je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes, la parole est mon travail, la parole est mon royaume. Je parle seulement pour communiquer à la génération adolescente ce que cherche et ce que sait la génération adulte et il y a une chose que l’enseignement ne peut se proposer d’atteindre la fin du règne de la parole dans l’enseignement ». Peut-être est-ce que Socrate aurait pu prononcer cela…
M.S : Qui vous a dit que le règne de la parole était arrêté ? Vous êtes la vivante preuve, vous êtes le professeur de France Culture. Les nouvelles technologies ici la radio, les réseaux vous permettent de parler alors triomphons triomphez mon cher, vous n’êtes plus le vieux-papa-ronchon, vous êtes exactement dans le coup ! Et ce qui est intéressant dans le mot éducation, ne croyez pas qu’on va bouleverser à ce point, ce n’est pas parce qu’on a écrit qu’on arrêtait de parler, ce n’est pas parce qu’on a imprimé qu’on arrêtait d’écrire, et ce n’est pas parce qu’on a le numérique qu’on a arrêté d’imprimer puisqu’on a même une imprimante à la maison.
Je veux bien écouter ce que dit notre vieil ami Ricoeur, mais il oublie complètement que le mot éducation est un mot très intéressant: vous avez remarqué que le mot é- (c’est à dire le préfixe ex) et « ducation » c’est dux – ducere – c’est à dire conduire… mais conduire où ? à l’extérieur, a dehors, à la bifurcation précisément que je suis en train de décrire. D’ailleurs l’éducation c’est bien entendu transmettre du savoir déjà là, mais aussi transmettre à la génération future son propre monde « é-ducation » c’est à dire conduire (ducere) et en dehors, c’est à dire de façon bifurquée et vous retrouvez Hermès.
A.F : Est-ce que l’éducation ne serait pas une certaine aptitude à conduire cette génération hors de son monde pour lui permettre par un grand détour, d’y revenir mieux armé, avec la distance qui est nécessaire. Parce que l’éducation a affaire avec le passé et le passé introduit vis à vis du brouhaha, du présent, une distance.
M.S : Voyez, chez vous, le présent est dans le brouhaha et seul le passé a de la valeur.
A.F : Le présent est dans le brouhaha par ce que ce que nous avons retenu du passé, c’est tout autre chose que son brouhaha, nous avons retenu un certain nombre d’oeuvres avec lesquelles nous sommes invités à converser. Le présent est forcément un brouhaha et ce brouhaha a pris aujourd’hui des proportions inimaginables, du fait justement de la communication planétaire.
M.S : Je voudrais faire une sorte de contrepied et de parler de l’enseignement des sciences qui a beaucoup changé à cause des nouvelles technologies, et même la recherche, parce que la science de mon temps n’était pas la même que la science d’aujourd’hui, donnée avec l’ordinateur et je voudrais donner un mot intéressant puisque vous parlez des anciens avec des citations, alors je vais en donner moi aussi. Max Planck le physicien allemand qui a donné son nom à tous les Instituts qui portent son nom, aimait dire à la fin de sa vie, alors qu’il avait le bilan bien rempli d’inventions et de découvertes: « ne croyez pas que les théories ou les expérimentations de physique sont vraies, que la science fait des progrès, non, non, c’est parce que les générations d’avant viennent de prendre leur retraite, c’est comme ça qu’on fait des progrès ».
Alors si vous voulez enseigner à chaque fois à la nouvelle génération l’ancien monde, vous la bloquez complètement, elle n’inventera plus. Rabelais n’avait aucun intérêt à savoir par coeur la scholastique du Moyen Age, il inventait un nouveau monde: Pantagruel, Gargantua, les iles Tohubohu, etc… et les Docteurs étaient désespérés. Il voulait aussi qu’on apprenne le latin, le grec et l’hébreu mais ils sont dans Wikipedia, cher ami.
Savez-vous que je vais voir le directeur d’une Ecole Normale dans les années 80 et je lui dis mettez toute la science, la culture en ligne et il m’a répondu, il faut des examens pour ça. Voyez, c’était désespéré, car on avait déjà inventé Wikipedia nous tous, on était donc en avance mais c’est vrai qu’Ovide, Virgile en latin sont dans Wikipedia, le grec et l’hébreu aussi.
A.F : Oui, on est dans Rabelais avec ce savoir externalisé en même temps, ce dont les enseignants de l’enseignement supérieur se plaignent autant que ceux du secondaire, c’est de voir les élèves se contenter pour leurs différentes compositions, de faire du copier/coller.
M.S : Je connais la suite..
A.F : Ils le constatent, ils s’en désolent. Ils se disent : le savoir est externalisé et donc mon rapport au savoir, c’est le clic. Je sais, puisque j’ai accès. Mais entre le savoir et l’accès, il y a encore un gouffre.
M.S : Ca a toujours été ma critique, quand je lisais des livres, que j’étais jeune et que je les lis encore maintenant, je me dis : mais comment ça se fait que ce professeur qui a écrit ce livre soit tellement citationnel, il ne fait que du copier/coller. C’est à dire, il cite sans arrêt et Aristote et Platon et machin et truc et il a des livres partout pour pouvoir parler, il cite sans arrêt, c’est du citationnel. C’est à dire, cette critique que vous faites aux jeunes étudiants, l’ancienne génération la faisait, mais avec le livre, c’était pire encore. Ils ne peuvent plus penser par eux-mêmes, ils ne font que citer, qu’est-ce que c’est qu’une thèse au fond ? Elle a d’autant plus de valeur, qu’il y a beaucoup de notes en bas de page et des index extrêmement fournis.
Ecoutez, il n’a pas pensé par lui-même, ce n’est pas un bouquin ça, ça n’est pas une invention, c’est rien du tout. Par conséquent le professeur doit avoir son agrégation pour avoir sa thèse, il a fait pire que ce qu’il critique dans Wikipedia, écoutez c’est pas raisonnable.
A.F : Citer, c’est un exercice..
M.S : Et bien couper/coller aussi why not ?
A.F : Vous avez des citations et un raisonnement que ces citations illustrent.
M.S : J’en ai lu des thèses, vous savez, et ce qui est la cause de ça, c’est la citation perpétuelle. Et c’est du copier/coller, ni plus ni moins. Alors ne critiquez pas la nouvelle génération quand vous faites la même chose.
A.F : Je ne suis pas sûr d’avoir fait la même chose, du moins je l’espère. Mais il ne faut pas que tout ça s’accentue. Pour mieux comprendre cette mutation de la relation pédagogique, c’est le thème de votre livre « Andromaque veuve noire » (publié à l’Herne) c’est le thème de Petite Poucette.
M.S : La pédagogie est un cas particulier.
A.F : Vous trouvez une positivité à ce bavardage dans « Petite Poucette » en disant qu’il y a une demande de plus en plus forte et précise venue de ces jeunes, et que ça change même la nature de la relation. Si j’ai bien compris, il faudrait pour les professeurs, mieux répondre à la demande. Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce que vous voulez dire.
M.S : Si on analyse en poussant le contrepied, de la relation entre le médecin et le patient (où il y a une relation 1 + 1 c’est beaucoup plus facile à analyser) pour certains types de symptômes, de difficultés, si le médecin lui dit tais-toi, qu’il l’examine en lui disant : tu n’es pas compétent, etc… il peut faire des erreurs assez considérables, il vaudrait mieux qu’au début il l’écoute et même si le patient, un peu vaniteux, dit: j’en connais autant que toi parce que j’ai regardé sur Wikipedia ou sur la toile ce que veut dire etc, petit travers par exemple, donc la relation dont j’ai parlé tout à l’heure est plus équilibrée, c’est à dire qu’il y a une écoute. Dans la relation pédagogique, j’ai eu l’intuition en enseignant, parce que je suis comme vous un enseignant, le monde ayant complètement changé, j’avais besoin d’écouter, d’autant plus que, si vous voulez, j’ai enseigné dans le monde entier en particulier aux Etats Unis mais aussi en Asie, en Afrique, un peu partout, j’avais l’impression tout d’un coup que le monde avait tellement changé que je gagnais énormément à écouter ce dont il s’agissait.
Je vais prendre un exemple qui n’a rien à voir avec les NTIC. Jusqu’à un certain moment, nous enseignons en France à des Français, en Californie à des Californiens, ou à Shangaï à des Chinois. A partir des années 70/75, on s’est mis à enseigner à des mélanges; en France le mélange est un peu plus africain, beur, européen, et là où j’enseigne à Stanford le mélange est un peu plus asiatique, coréen, chinois, philippin etc… Et du coup, l’enseignant s’est mis à écouter ce multiculturel qui est devant moi. Je ne peux plus dire tout à fait les mêmes choses à quelqu’un qui est une population cohérente culturellement et à une population qui est multiculturelle. Mon discours est obligé de changer.
De la même façon lorsque le nouveau monde est arrivé, il y a une écoute très précise à faire quand on est enseignant pour comprendre le monde dans lequel, ils sont et non pas à le juger bavard, faisant du bruit, stérile, etc.. Non, non, il y a quelque chose de nouveau qui arrive : écoutez la nouveauté ! Et à ce moment-là une fois que vous avez compris cette nouveauté-là, un peu comme le multiculturel, alors adaptez votre enseignement. En effet il y a une nouvelle parole à inventer.
A.F : Inventer ou adapter ? Mais est-ce qu’il reviendra au maître et quelle que soit l’époque précisément de ne pas satisfaire la demande, de dérouter la demande. Le maître se définit par son extériorité, l’éducation dit ça en effet, comme le dit Lévinas, « le maître m’apporte plus que je ne contiens et même plus que ce à quoi j’aspire, il me déconcerte ».
M.S : C’est justement ça, il ne peut me déconcerter que s’il connaît le monde dans lequel je suis. Il ne me déconcerte pas s’il me dit quelque chose de totalement étranger. Il n’a une chance de me déconcerter, de me faire bifurquer, de me dérouter que si précisément il a compris l’habitat dans lequel je demeure. Il ne peut le faire s’il n’est pas compréhensif et lucide sur le monde dans lequel il évolue.
A.F : Très bien, alors j’aurais une toute petite question qui a surgi en moi à l’écoute de ce discours que vous avez prononcé donc jeudi à l’Académie Française parce que vous avez fait un lien très éclairant entre la vertu et le virtuel amis précisément je reviens au problème que l’on a vis à vis de la lecture, j’ai quand même le sentiment qu’il y a virtuel et virtuel c’est à dire que la littérature c’est une sorte de réserve de l’invisible, nous avons des personnages que nous ne voyons pas, le virtuel nous fait tout voir et l’image, là, préempte l’imagination si tant est qu’elle ne la remplace pas, donc n’y a-t-il pas à l’intérieur du virtuel un combat à mener entre, si j’ose dire, ces deux virtualités.
M.S : Mais c’est cela que j’ai dit à l’Académie Française, ce virtuel-là est tellement profond dans l’âme humaine, dans l’imagination humaine que pour connaître l’homme dans sa singularité individuelle, la littérature est dix fois plus importante que les sciences humaines ou même la philosophie. C’est à dire que c’est grâce à Mme Bovary, au Père Goriot, à Benjamin Constant ou à Proust que j’ai pu en effet comprendre la singularité humaine et c’est ça que j’appelle le virtuel. Mais il se trouve et c’est ça qui est tout à fait extraordinaire, que ce virtuel littéraire qui donne en effet la priorité à tout ce qui est imaginatif, ai le sens que nous avons donné tout à l’heure, se retrouve exactement dans les sciences les plus exactes, c’est ça qui est extraordinaire.
C’est à dire que ce qui paraît caractériser les hommes, c’est à dire le virtuel, pour les connaître dans leur individualité, caractérise aussi les choses et j’ai parlé des mathématiques, de la physique etc… pour dire évidemment que ce réel-là de « grand- papa-ronchon » n’est pas monovalent, il est au contraire ce qui pourrait ne pas être, c’est à dire contingent, comme est contingent le Père Goriot, Madame Bovary etc..
A.F : Oui, mais vous dites, « grand-papa-ronchon s’accroche au réel ».
M.S : Je l’ai appelé Sancho…
AF : Vous avez mis « Petite Poucette » du côté de Don Quichote et « grand-papa-ronchon » du côté de Sancho Pansa. Or, les « grands-papas-ronchons » (dont je suis ici le porte parole) se désolent de voir que « Petite Poucette » ne lit pas Don Quichote, qu’elle n’en a rien à faire de Don Quichote. S’ils n’aiment pas les jeux vidéos c’est précisément parce qu’ils pensent que Don Quichote c’est mieux que les jeux vidéos et il y en a un qu’il faut absolument défendre contre l’autre, et il est vrai qu’il ne nous ramène pas au vieux monde, il nous rattache à lui, nous en sommes les continuateurs, les augmentateurs, ce n’est pas du passéisme que de dire ça.
MS : Le continuateur du virtuel tel qu’en effet Cervantes l’a décrit, et précisément mon discours tendait à dire ça, il y a en effet un grand-père dans le couple Sancho Pansa/Don Quichote, l’un plutôt du côté du réel, l’autre du côté de l’imagination, que le couple se reproduit en effet avec le « grand-papa » et la petite fille, mais qui se reproduit en effet dans les sciences aujourd’hui.
Il est probable que surfer sur la toile c’est exactement s’adonner au travail précisément que Cervantes décrit quand Don Quichote va vers les moulins … il y a une sorte de folie imaginative. Qu’est-ce qu’il fait Don Quichote au fond ? Et bien, il surfe sur le réel, n’est-ce pas… Et bien, cette vie elle est transposée de façon extrêmement vivante dans l’action même de petite Poucette qui est réellement le vrai successeur et c’est ça mon idée dans ce discours, que le vrai successeur de Don Quichote, c’est « Petite Poucette » et que le vrai successeur de Sancho Pansa, c’est encore « Petite Poucette »: pourquoi ? Parce que Sancho Pansa dit à Don Quichote: « Regarde Dulcinée, ce n’est pas une princesse, c’est une sorte de bergère malpropre ». Et dès que vous êtes dans l’imagination, vous vous dites : c’est dans une bergère que j’ai trouvé une femme extraordinaire et que le réel n’est pas celui tel que Sancho Pansa le pense.
A.F : Oui, mais alors j’aurais une dernière question à vous poser, à propos de « grand-papa-ronchon ». Vous dites de lui qu’il s’attache à un vieux monde qui n’est pas très glorieux et qui fut même au XXè siècle atroce, alors quelle leçon tirer de cela car après tout, l’atrocité au XXè siècle a fait jouer à la jeunesse un rôle central, après tout, la révolution culturelle consistait à éradiquer les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes, les vieilles habitudes.
M.S : Vous me mettez du côté de Mao !
A.F : Pas du tout, ce que je veux dire par là, est-ce que ça ne renforce pas en nous cette responsabilité dont je parlais tout à l’heure ?
M.S : Je crois, cher ami, qu’il est intéressant de dire ça, parce qu’en effet le XXè siècle, que j’ai vécu puisque je suis plus vieux que vous et j’ai vécu ça de façon très précise, ce XXè siècle a été atroce et a donné 150 millions de morts entre les guerres et les crimes d’Etat. Comme vous en parlez, écoutez, quel est le pays qui était au XXè siècle, de loin le premier pour la musique, la littérature, la philosophie, les beaux arts, l’enseignement, la médecine, la science ? C’était de loin l’Allemagne. Et cette Allemagne-là, qui était la plus cultivée de toutes les nations, cette vieille culture l’a protégée de quoi ? C’est ça ma question, la question est vraiment très grave. Cette vieille culture, de quoi a-t-elle protégé l’Europe ? Réponse: de rien. C’est quand même terrible de penser que ce vieux monde-là, tellement cultivé, tellement inouï, n’a été protégé de rien. Je peux vous répondre de façon dramatique, tragique.
A.F : Oui, vous avez raison c’est un problème tragique dont nous ne sommes pas sortis.
M.S : Donc vous voyez bien qu’on ne peut pas faire l’éloge de l’ancien monde de façon générale, puisque là on a une expérience cruciale terrible, terrifiante.
AF : Oui, mais je pense que la question que je vous posais était tragique aussi, en tout cas je voulais vous remercier, Michel Serres, pour cette conversation en espérant qu’elle puisse se poursuivre en lisant « Petite Poucette » (Ed.Le Pommier) ainsi que « Andromaque veuve noire »(Ed. de l’Herne).
<a Href= »http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4519989″ target= »_blank »>Cette émission est ré-écoutable sur France-Cul’ (mais plus pour très longtemps)</a>