C’est au chapitre III de son essai : « Groupes, Organisations, Institutions » que le psycho-sociologue, ethnologue et pédagogue, Georges Lapassade (1924-2008) analyse les fondements et les mécanismes de la bureaucratie. Il s’appuie sur un texte de Marx : « Critique de la philosophie de l’État de Hégel ». La bureaucratie, c’est le corps administratif de l’État. Dans l’Histoire, la bureaucratie est un principe nouveau qui se substitue aux corporations. La bureaucratie, à l’échelle de l’État a un pouvoir de fonction, d’organisation. Elle organise, par exemple, l’irrigation des campagnes, la construction de routes, etc. Elle rationalise. La bureaucratie, selon Hegel, se pose comme le pouvoir de la raison.
Les premiers Etats de l’histoire qui s’organisent en bureaucratie sont les Etats chinois, égyptiens, indiens, dont Marx découvre la signification vers 1853. Marx critique cette bureaucratie. En effet,
Marx voit, dans le mode de production asiatique, un système divisé en deux classes : les bureaucrates et les gouvernés. Engels ajoute à ce sujet, que « les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante ».
Au cours d’une longue évolution, cette classe dominante s’est séparée des communautés dominées sur la base des fonctions d’organisation, de rationalisation (rassembler pour lutter contre les inondations par expl ., drainer les sols, coordonner le travail.) pour finir par exercer un pouvoir d’exploitation. Ainsi, le lien de l’individu à sa communauté et à la terre est pris dans une nouvelle structure et passe par une nouvelle médiation. Le contrôle social n’est plus seulement le fait de la collectivité tout entière, il est maintenant exercé par des fonctionnaires, des fonctionnaires bureaucrates. Ces fonctionnaires qui exerçaient d’abord une fonction technique, utile à la collectivité sont devenus des bureaucrates. C’est uniquement l’acte d’organiser, l’organisation au sens actif du terme, qui fonde cette bureaucratie dans ses privilèges de classes dirigeante, de groupe social au pouvoir. (voir les trésors royaux collectés par les premiers fonctionnaires de l’État). Il y a bureaucratie lorsque l’organisation de la société est devenue la propriété privée de quelques-uns.
Cette exploitation de l’homme par l’homme au sein du monde bureaucratique, Marx la nomme :
« esclavage généralisé ». Esclavage distinct de l’esclavage privé gréco-latin. L’esclavage bureaucratique se réalise par l’exploitation directe et collective d’un groupe par un autre groupe.
Pour Marx, la bureaucratie disparaîtra avec la contrainte étatique, pour laisser place à l’organisation.
N’est-ce pas ce que demande dans sa forme collective et hétérogène, le mouvement des Gilets Jaunes ? Administrer directement les choses. Ce que les médias appellent la « démocratie directe ».
Ce mouvement naît en novembre 2018 suite à l’augmentation du prix des carburants, augmentation qui pénalise de nombreux salariés qui sont obligés d’utiliser leur voiture pour aller travailler. A cette augmentation s’ajoutent celle du prix du gaz, prévue pour janvier 2019 ainsi que celles de nombreux produits alimentaires. Les Gilets Jaunes « accusent l’État et son « chef », le Président Macron, de s’être séparés des Français qui travaillent :ouvriers, employés, « petits » commerçants, retraités, fonctionnaires (agents des collectivités territoriales, des impôts , des hôpitaux) bref, de tous ceux qui malgré leurs efforts pour participer au collectif , s’en trouvent écartés par manque d’argent. Les fins de mois sont difficiles, disent-ils.
Donc, les « Gilets Jaunes » réclament d’abord des « choses », ils demandent d’administrer eux-mêmes ces « choses » dont ils ont besoin. C’est pourquoi, certains revendiquent un référendum d’initiative citoyenne afin de participer directement à leur administration. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les « Gilets Jaunes » feraient-ils du marxisme sans le savoir ?
Ils veulent la fin de la Bureaucratie, cette bureaucratie qui ne remplit plus de fonctions techniques d’organisation mais de plus en plus des fonctions de contrôle et de répression. Ainsi, les manifestations répétées chaque samedi depuis le mois de novembre, donnent lieu à des incidents qui vont de la destruction de magasins, de voitures, de devantures de banques à des blessés du côté des forces de l’ordre comme du côté des manifestants dont certains victimes de graves blessures, alors même qu’ils ne faisaient que manifester.
Rappelons que pour Marx, la tâche qui consiste « à passer de l’administration des hommes à l’administration des choses », donc à faire disparaître la bureaucratie, consiste à détruire la société capitaliste et non de l’aider à s’organiser. La perspective, à l’époque de Marx, était la révolution et le socialisme.
Cependant, a priori, le mouvement des « Gilets Jaunes » de 2018/2019, s’affiche hors de toute doctrine révolutionnaire, rejetant l’ensemble des partis politiques à commencer par ceux qui se présentent comme « révolutionnaires » car tous sont devenus des bureaucraties à l’instar des organisations syndicales qui ont bien du mal à rattraper le mouvement.
En fait, c’est l’ensemble des organisations politiques qui sont devenues des bureaucraties dès lors que toutes ont perdu le sens de leur action au sein du système global : améliorer la vie des citoyens et celle de la cité pour les partis politiques, améliorer les conditions de travail des salariés pour les syndicats. Partis politiques et syndicats sont devenus des boutiques, des commerces centrés sur leur organisation interne et non plus sur les buts extérieurs pour lesquels ils existent. Leurs principales préoccupations, depuis une vingtaine d’années et plus récemment sous la présidence de Nicolas Sarkozy, sont l’organisation des élections, la recherche des adhésions et des financements, la modification ou non de leurs statuts, les luttes de pouvoir internes, etc. Toutes préoccupations qui n’ont plus rien à voir avec ce qui préoccupe les citoyens et les salariés dans leur quotidien.
Si le mouvement des gilets jaunes est un mouvement « anti-bureaucratique », c’est aussi un mouvement « anti-impôt » parce que l’impôt est ressenti comme injuste dès lors qu’il n’est pas justement redistribué . Ainsi apparaissent les polémiques à propos de la suppression de l’I.S.F., et des fortunes des grands-patrons et des entreprises du CAC40 dont on découvre qu’ils sont exilés fiscaux.
Maintenant, quelle réponse apporte l’État à ce mouvement social qui emporte la sympathie de beaucoup de citoyens français, à défaut d’emporter l’ adhésion et la participation de la majorité ?
La réponse est d’abord répressive : une loi anti-casseur a été votée à l’Assemblée Nationale le mardi 4 février 2019, grâce au soutien massif des députés du « Mouvement » du Président qui détiennent la majorité des sièges à l’Assemblée Nationale et votent conformément à ce que le gouvernement leur dit de voter : bel usage de la démocratie représentative. Qui prouve que les députés ne représentent plus ceux qui les ont élus. Mais qu’ils défendent les intérêts du pouvoir exécutif qui organise et garantit en retour leur propre fonctionnement. Où est la séparation des pouvoirs ?Où est la démocratie ?
Justement, pour maintenir un équilibre et ne pas tomber dans le despotisme, le gouvernement affiche une autre réponse, plus « démocratique», du moins, en apparence. C’est le « grand débat ». Le Président de la République en personne, cassant les codes d’usage du rôle présidentiel qui voudraient que ce soit le premier ministre qui joue ce rôle, se déplace à travers les villes françaises pour animer des échanges avec les citoyens dans des salles publiques. Echanges qui n’en sont pas puisque, d’après les retransmissions télévisés des « débats », chaque spectateur peut constater que le Président livre, le plus souvent, de longs monologues et répond à des questions prévues d’avance, posées par des interlocuteurs triés sur le volet. Sécurité oblige. Ce glissement de la fonction présidentielle, fonction qui, par définition, dans la Constitution de la Vème République est une fonction exécutive, vers une fonction d’animateur de débats publics, montre la dérive bureaucratique du gouvernement. En effet,ce que le peuple attend du gouvernement, c’est qu’il prenne des décisions, qu’il fasse exécuter les lois. Pas qu’il anime des débats et qui plus est, des débats qui n’en sont pas.
En somme, la dérive bureaucratique, c’est le glissement d’une fonctionnalité première, utile à la collectivité vers des fonctionnalités de contrôle, de répression et d’animation, nettement moins utiles. Autant de fonctionnalités qui retardent l’action véritable, la mise en place des mesures économiques et sociales réclamées par les « Gilets Jaunes ».
D’une certaine façon, un grand nombre de secteurs d’activités de notre société capitaliste se sont bureaucratisés jusqu’à, parfois, perdre de leur fonctionnalité première. C’est le cas, par exemple, de l’hôpital où les infirmières, aide-soignantes, médecins, sont contraints par l’administration d’accomplir des tâches qui n’ont plus rien à voir avec leur métier, à passer davantage de temps devant un écran d’ordinateur à remplir des documents qui serviront à calculer des statistiques pour les ministères, qu’à tenir la main du malade qui souffre dans son lit d’hôpital. C’est le cas aussi des artisans qui se plaignent d’être débordés par « la paperasse » au détriment du temps qu’ils pourraient passer chez leurs clients à réaliser leur métier de plombier, de peintre ou d’électricien.
Si la bureaucratie fait l’objet de la critique marxiste avec comme finalité son renversement, la révolution et l’avènement du socialisme, elle fait également l’objet de la critique libérale et capitaliste qui voit dans la bureaucratie un instrument de contrôle qui va à l’encontre de la dérégulation économique que les plus libéraux souhaitent voir s’installer à l’échelle mondiale.
Cela dans la continuité du « laisser faire, laisser passer » des physiocrates du 18ème siècle.
Laisser faire : abolir toute réglementation attentatoire à la liberté du travail, toute limitation à la création et à l’extension des entreprises. Laisser passer: abolir toute limitation à la circulation des biens et notamment supprimer les douanes. L’idée physiocratique est par essence philosophique : l’homme est naturellement bon, Dieu a voulu le bonheur de l’humanité ; il existe un bonheur voulu par Dieu tel que tous les hommes soient assurés d’être heureux ; il faut laisser agir Dieu (sic).
On voit bien que la contestation de la Bureaucratie, qu’elle soit d’inspiration marxiste ou libérale ne poursuit pas tout à fait les mêmes objectifs. Et c’est ici que le bât blesse ou plutôt que le gilet jaune blesse, en particulier quand certains gilets jaunes, s’affirmant comme leurs représentants , rencontrent le vice Premier ministre italien Luigi di Maio, chef de file du « Mouvement 5 étoiles » un mouvement « anti-système » pourtant bien en place dans le système car depuis les dernières élections en Italie, ce « Mouvement » est au gouvernement.
Ces principes contradictoires, qui agitent le mouvement des gilets jaunes, correspondent à la définition que l’écrivain humaniste Umberto Eco donne de « l’Ur-fascisme », « c’est à dire le fascisme primitif et éternel »(page 34 « Reconnaître le fascisme », éd. Grasset). L’Ur-fascisme repose non seulement sur le culte de la tradition mais encore sur une culture syncrétiste : « le syncrétisme n’est pas seulement , comme l’indiquent les dictionnaires, la combinaison de diverses formes de croyances ou de pratiques. Une telle combinaison doit tolérer les contradictions. Tous les messages originaux contiennent un germe de sagesse et lorsqu’ils semblent dire des choses différentes ou incompatibles, c’est uniquement parce que chacun fait allusion, de façon allégorique à quelque vérité primitive. »(page 35) En conséquence, écrit Umberto Eco, il ne peut y avoir d’avancée du savoir. Quand, au début de son essai , l’auteur parle du fascisme de Mussolini, il parle de la faiblesse philosophique de son idéologie : « Mussolini n’avait aucune philosophie : il n’avait qu’une rhétorique ».
Il est intéressant et pour le moins inquiétant d’observer la façon dont les politiques usent de la rhétorique au détriment des idées et des actions. Les débats télévisés sont davantage des lieux d’affrontements verbaux que des échanges d’idées et d’arguments. On se souvient à ce propos, du débat, en 1989, entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie ; débat que le présentateur-animateur, Paul Amar, avait commencé en distribuant une paire de gants de boxe à chacun des deux hommes politiques !
Pour conclure, nous pouvons nous interroger sur le syncrétisme du mouvement des gilets jaunes comme la réponse au syncrétisme du mouvement « En Marche » qui ne s’affiche ni vraiment à droite, ni vraiment à gauche, ni tout à fait au centre.
(à suivre)