Partout dans la presse et les médias, éloges unanimes et béats du philosophe qui, au crépuscule de sa vie, affichait avec un sourire, parfois béat, une confiance aveugle dans le système éducatif, le numérique et les nouvelles technologies. C’est oublier que Michel Serres ne fut pas toujours aussi optimiste, avant d’être gagné par les sirènes de la modernité ou les trompettes de la renommée. Voici un article pour le rappeler, paru dans « Le Monde de l’Education » en septembre 1998. Quand on le relit, en 2019, on se dit que cela pourrait se passer aujourd’hui.
« Interrogez un grand homme de science, il vous dira que pour apprendre les mathématiques, la chimie ou la physique… il faut commencer au plus tôt : dès l’école élémentaire ; faisons-le donc. De même le jeune âge s’adapte vraiment aux langues étrangères. Au travail de nouveau. Ainsi pour l’histoire, le sport, les jeux olympiques… En groupes de pression, les experts, écoutés des politiques, poussent en amont la formation. Dès lors, descendent comme la foudre sur la tête de l’enfant -et de l’instituteur- les exigences des savants, plus les ignorances parallèles des adultes impuissants. Le voilà obligé d’apprendre au plus vite ce dont ses parents rêvent, ce dont la société a besoin, tout ce que chacun abandonna et regrette. Fini le vert paradis.
Or comme chacun diffère de tout autre : la blonde, le grand, le maigre, la surdouée, le cas social, le fils-à-papa… la classe met du temps à trouver l’unité favorable à l’exercice en commun. Admirez alors comment une société qui n’a plus aucun projet à court, à moyen, ni long terme, ni politique, ni social, ni culturel, sauf le calcul mortel d’enrichir de rares personnes pour mieux affamer l’humanité entière et, pour commémorer ou condamner son passé, l’ouverture quotidienne de musées funèbres, qui ne sait plus dans quel but d’avenir éduquer ses enfants, oblige les plus jeunes d’entre eux à concevoir, à leur âge et pour eux-mêmes, leur propre dessein de formation, avec l’aide souple de l’instituteur, acculant ce dernier à recevoir, dans sa classe, autant de classes différentes que d’enfants. Les responsabilités des adultes, par eux délaissés, descendent alors comme la foudre sur les classes enfantines, soudain transformées en multiplicité bariolée, impossible à maîtriser. L’abandon de l’éducation par les parents, la famille, le quartier, la ville et tout autre communauté rejaillit, aujourd’hui, sur l’école, où tout, désormais, doit se faire, où tout donc, par saturation, devient irréalisable.
Parce qu’une telle contradiction organise aujourd’hui les discours où le permissif seul paraît politiquement correct, la guerre dans les classes fait rage entre une majorité, pauvre et relativement calme, qui veut étudier pour chercher un travail introuvable et une minorité, riche ou misérable, destinée à transformer ce collectif en chaos. L’école a ses hooligans, comme le football ; comme l’économie, la classe a ses exclus ; l’enseignement a ses banlieues, comme la ville : plaies qui expriment le collectif, ses lois, ses usages, bref, la volonté expresse des adultes.
Que le Ministre, d’autant plus inculte et arrogant qu’il n’enseigne plus depuis longtemps, que les politiques, les parents, les administrateurs, les théoriciens de l’éducation, les médecins, les psychologues et les savants de haut vol, tous donneurs de leçons se présentent donc, en chair et en os, dans les classes, non plus pour dicter, de loin ce qu’il faut y faire, mais pour y apprendre des élèves à quel point ce chaos ne s’y maîtrise plus. Les maires dominent-ils celui des cités, les financiers celui de la monnaie, les décideurs celui du chômage et les Etats les maffias ?
Plongés là, ils mesureront à vif l’inanité de leurs conseils et les catastrophes du transfert de leurs responsabilités ; ils y verront, surtout, les citoyens du futurs, de qui demain nos sociétés seront faites, car tout enseignant voit devant lui les années à venir. Quand il n’y a plus de projet, d’enseignement ou autre, reste les groupes de pressions divers qui sollicitent le pouvoir et orientent ses instructions. Le chaos dans les classes mesure, aussi, l’intensité du conflit entre ces groupes, au milieu d’une opinion publique politiquement correcte, orientée par la méfiance des médias envers les enseignants, dont, soucieuses de ses droits, la société augmente les devoirs en abaissant le salaire, chargeant ainsi de mépris, ces pauvres devenus indigents.
La classe -le mot, soudain, change de sens- dont la société agraire avait le plus besoin, donc nombreuse et défavorisée, fut jadis celle des esclaves et des serfs ; la société industrielle exploitait de même la classe ouvrière ; notre société d’information, devenue pédagogique, accable ainsi celle des enseignants, missionnaires de ses démissions.
Quand leur révolte grondera-t-elle ? Mimeront-ils le chaos qui reflète la société d’aujourd’hui et dont ils sont, au moins les témoins et, au plus, les victimes ?